Niger : enquête sur les traces des marchés opaques de crédits carbones

Enquête Environnement

Au Niger, les conséquences du changement climatique ne relèvent plus de l’abstrait depuis bien d’années. Rétrécissement des cours d’eau (fleuve Niger, Lac Tchad), la désertification caractérisée par une perte considérable des espaces cultivables 100 000 hectares en moyenne par an selon le ministère de l’Environnement. Conséquence : les déficits céréaliers sont devenus chroniques dans le pays (37% en 2021). Pour tenter de réparer cette situation, le Niger bénéficie depuis 2006 d’appuis financiers pour soutenir des initiatives de reboisement dans le cadre du marché dit de carbone. Plus de quinze ans après leur lancement, une grande opacité entoure ce business qui a pour vocation de restaurer les écosystèmes et atténuer les émissions de gaz à effet de serre (GES). Cette opacité a favorisé des pratiques corruptives dont se sont rendus coupables des responsables publics, au détriment de l’environnement. Enquête.

En juin 1992, au sortir de la Conférence des Nations-Unies sur le Climat et le Développement Durable de Rio de Janeiro, les grandes puissances industrielles se sont engagées à soutenir les pays non industrialisés dans la production d’éléments devant compenser leurs émissions de GES. C’est ainsi que sont nés les projets ‘’Biocarbones’’ appelés aussi marché carbone. Peu connus du grand public, le marché carbone est un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre entre pays industrialisés et pays en développement. Ce système tire son essence du protocole de Kyoto entré en vigueur en 2005, ratifié par le Niger. Il fixe une contrainte de réduction des émissions de GES pour trente-huit pays dits de l’annexe B4 (du protocole). Il s’agit de l’ensemble des pays industrialisés parmi lesquels l’Allemagne, la France, la Russie etc.

Le marché carbone permet à ces pays industrialisés d’acheter des crédits carbones auprès des pays en développement à travers le financement des projets de reboisement et d’initiatives permettant de réduire les émissions de GES dans d’autres pays non-figurants de l’annexe B du protocole de Kyoto. A titre d’exemple, les milliers de tonnes de CO2 séquestrés par la ceinture verte de Niamey sont évalués et vendus sous forme de crédit en compensation des émissions GES d’un pays de l’annexe B4 du protocole de Kyoto ci-haut cités.    Ces échanges sont régulés par la Convention des Nations Unies sur le Changement Climatique (CCNUCC). 

Au Niger, l’opportunité sera vite saisie par l’État à travers le ministère de l’Environnement.

Selon Amadou Souley Massaoudou, expert en environnement au Programme d’Appui Communautaire (PAC), « peu après la ratification du protocole de Kyoto par le Niger, le pays lance plusieurs projets estimés à un peu plus d’un million de tonnes de crédit carbone ».

Il s’agit de la mise en terre de 1 600 000 gommiers sur cinquante sites à travers le pays. Dix années après leur création, plus de la moitié de ces sites ont disparu. De toute évidence, ces sites n’ont pas bénéficié de meilleurs soins par les responsables régionaux de l’environnement. A ce jour, le Niger compte 26 sites biocarbones, selon les informations collectées auprès de la Direction des Projets biocarbones au ministère de l’Environnement. Ils sont répartis comme suit :

A Maradi, dans le département de Tessaoua, précisément dans la commune rurale de Maijirgui, est situé le seul et unique site biocarbone qui est resté viable pour la région, la forêt de Chabaré qui se trouve dans le village du même nom, une des plus grandes forêts du Niger. Elle s’étendait sur 10,73 km² pour un périmètre de 14,19 km en 1952. Aujourd’hui, cette forêt s’est beaucoup rétrécie, reconnaît le Directeur Régional de l’Environnement, le Colonel Maman Hamidou qui nous a reçu dans le cadre de cette enquête. Pourtant, elle bénéficie depuis 2006 de fonds carbones qui sont censés la préserver et lui garantir une croissance. Pour le Colonel Saidou Alassane Zaroumey, Directeur départemental de l’environnement, cette situation est liée à des difficultés techniques et de gestion. Il s’agit entre autres de pratiques corruptives portant sur les fonds issus de la vente de crédits carbones, une situation qui menace la viabilité du site.

Foret de chabaré (Échos du Niger)

Le responsable communal de l’Environnement et président de la Grappe (structure de gestion des fonds carbones), le Capitaine Abdourahamane Ibrahim, est accusé de détournement et de pratiques corruptives par le Colonel Saidou Alassane Zaroumey son supérieur hiérarchique et certains de ses collaborateurs. Il est reproché à ce cadre des Eaux et forêts d’avoir frauduleusement modifié la grille de répartition des fonds carbones à son profit sous couvert de la municipalité.   

Fraude et gestion opaque des opérations vente/répartition…

Au Niger, la dernière évaluation des sites carbones opérée par la Direction des projets biocarbones date du début de l’année 2017. Cette opération menée sous la houlette de la CCNUCC, fait le tour d’horizon des sites biocarbones afin de faire le point sur la quantité de carbone séquestré par ces sites. De celle-ci, il est ressorti 152 000 tonnes de crédit carbone sur l’ensemble des 26 sites que compte le pays, selon le rapport (non publié), loin des 400 000 tonnes prévues. Selon les responsables régionaux dont les sites ont été évalués, comme le site de Chabaré, les rapports d’évaluation ne sont ni publiés ni partagés avec les services régionaux concernés. Pourquoi le rapport de cette évaluation n’a pas fait l’objet de publication? Les responsables des sites et les communautés qui participent activement à l’entretien de ces derniers n’avaient-ils pas le droit de connaitre les conclusions de ce rapport? Contacté pour répondre à ses interrogations, la Direction des projets biocarbones n’a pas souhaité répondre sur les raisons de cette opacité.

Coordonnés géographiques de la Foret de Chabaré

Au demeurant, selon le Colonel Zakou Mounkeila, Coordinateur des marchés carbones, la Banque Mondiale avait acheté 108. 000 tonnes des 152 000 donnés par l’évaluation. Sur le montant de la vente, il ne nous dira rien. Cependant si l’on se base sur le prix de la tonne sur le marché qui est de 5 dollars, cette transaction devrait rapporter 540 000 dollars soit environ 343 millions de francs CFA.

En février 2020, 212 millions de francs CFA a été officiellement distribués aux régions par le ministère de l’Agriculture et de l’Élevage et la Banque Mondiale.  

Les 44 000 tonnes restant ont été achetées par Ecoact, une organisation qui propose des solutions de réduction d’empreinte carbone aux grandes multinationales et aux territoires. Là également, la Direction des projets biocarbones n’a pas souhaité nous communiquer le montant de cette opération. Nous avons tenté d’en savoir sur celle-ci auprès d’Ecoact l’acheteur des crédits. La responsable communication de cette organisation Magdalena Mazurek nous a fournis des réponses qui n’éclairent en rien la présente enquête. Cependant si l’on considère le prix de la tonne de carbone au moment de l’opération au courant de l’année 2018 (5 à 6 dollars la tonne selon le coordonnateur des marchés biocarbones) l’opération à minima s’élèverait à 220 000 dollars soit plus de 139 millions de francs CFA.  

Ainsi, globalement les 26 sites carbones ont reçu, entre 2017 et 2022, 482 millions de francs CFA par la séquestration de 152 000 tonnes de CO2. Pour chacune des deux opérations, la Grappe de Chabaré a reçu un montant de 12,5 millions, soit 25 millions FCFA selon la Direction des projets biocarbones. Une cagnotte qui a aiguisé l’appétit de certains responsables locaux de l’environnement.

Dans la clé de répartition préétablie du fonds, l’appui aux communes est de 5 % soit 650 000 FCFA. Mais une fois le fonds décaissé, le Capitaine Abdourahamane, responsable communal de l’environnement de Chabaré, en réclamait 20 %, selon les confidences du trésorier général Mani Giwa. Or, indique Mani Giwa, « Nous savons tous que la part de la commune est de 5 % comme l’indiquent les textes sur la clé de répartition du fonds ». Et d’ajouter, « lorsque nous avons obtenu les fonds, il nous a invités dans son bureau et nous a dit que finalement, c’est 20 % qui sera versé à la commune ».

Selon les informations recueillies à la Direction Régionale de l’Environnement de Maradi, cet agissement a conduit à la l’affectation en octobre 2022 de ce capitaine des Eaux et Forêts déjà plusieurs fois pris en flagrant délit de rançonnage et de hache-payé à Matamey, un poste d’où il avait été muté un peu moins d’un an auparavant. Nous avons vérifié ces informations auprès de son ancien supérieur hiérarchique, le Colonel Moussa Moussa Adamou, Directeur départemental de l’Environnement de Matamey. Selon ce dernier, « le Capitaine Abdourahamane a quitté son poste de Matamey pour des déboires concernant l’argent. C’est un agent qui ne versait pas les recettes dans les caisses du service ».

Cérémonie de distribution des fonds carbone de 2020

Contacté, l’intéressé nie tout en bloc et dit être victime de diffamation. Le 17 octobre 2022 lors d’un entretien téléphonique, il nous a indiqué sa présence à Niamey pour dénoncer ce qu’il qualifie de diffamation à son encontre et contester la décision d’affectation le concernant. En ce qui concerne la clé de répartition des fonds au niveau communal qu’il avait demandé à modifier en le faisant passé de 5 à 20%, le capitane s’explique en ces termes « j’avais fait cette demande sur la base d’un document retrouvé dans les archives de la commune ». Ceci est un cas de dysfonctionnement parmi tant d’autres que cachent les projets biocarbones au Niger, ce qui justifie l’échec de certains.

N’Guelkolo, un drame environnemental…

Située dans la région de Diffa à 30 km au Nord-ouest de la ville de Diffa, la forêt de N’Guelkolo s’étendait sur 300 hectares peuplés de gommiers. Créée dans la foulée du lancement des projets biocarbones de 2005, cette gommeraie jadis ultra-productive a fait place au désert, du jour au lendemain. Près de 20 ans après, le foret de N’guelkolo a affreusement disparu par manque d’entretien et en raison de la coupe abusive du bois. Or, selon Ibrahim Mamane, producteur de gomme arabique et fervent défenseur de l’environnement, l’entretien du gommier ne demande pas de moyens extraordinaires.

Il explique, « L’acacia Senegal est une plante spéciale qui n’a pas besoin d’eau pour vivre et se développer. Il faut juste l’entretenir contre les maladies comme le Sida cordifolia. Cet entretien n’a pas été au rendez-vous avec N’Guelkolo et nous avons perdu cette forêt avec elle, la filière de la gomme arabique à Diffa ». Le producteur de gomme arabique rêve encore de voir ressuscitée la forêt de N’Guelkolo, et il n’est pas le seul.

Depuis un an, Adaxgom, une organisation à but non lucratif, tente de restaurer cette forêt à travers un nouveau projet qui pourrait ressusciter la chaîne de valeur de la gomme arabique qui faisait jadis la fierté des populations de cette localité. Pour Zoubeyrou Moussa, responsable de projet, il faut changer de paradigme sur les initiatives carbones concernant la collaboration avec les communautés. Selon lui, la méthode cash for work a montré ses limites. « Il faut sensibiliser les communautés d’abord à la prise de conscience du changement climatique et les amener à comprendre que les projets de reforestation profitent à elles avant tout. Dans le cas échéant, elles s’engagent pour l’argent et quand il n’y plus de projets, elles abandonnent tout le travail déjà abattu et on revient toujours à la case départ », a-t-il déploré. Ce diagnostic qui vaut tout ce pesant d’or est-il audible dans ce secteur où règnent l’opacité et la prédation de deniers?

Niger, 2,4 milliards de crédits carbones vendus en 15 ans…

Selon les données du Programme d’Action Communautaire (PAC), entre 2005 et 2012, le Niger a bénéficié de 3 millions de dollars soit environ 1 970 250 000 FCFA de devises correspondant aux crédits pour la quantité de carbone séquestré sur la période. Additionné aux crédits de la période 2017-2020 estimés à 482 millions, on en arrive à un total d’environ 2 452 250 000 FCFA.

Ce montant comprend aussi les devises issues de la vente de la gomme arabique d’une quantité estimée à 12 000 tonnes sur la même période, selon le PAC. Selon la Contribution Déterminée au Niveau National (CDN) du Niger (document de référence sur les politiques et les stratégies Climat et le suivi de la mise en œuvre des accords de Paris ratifié par le Niger), le Niger a besoin de 3 milliards de dollars (soit 1 976 250 000 000) pour son plan d’adaptation au changement climatique sur 10 ans (2021-2030). Il ressort de ce constat que l’apport des crédits carbones au Niger n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan des conséquences générées par le changement climatique dans le pays. Cette situation est-elle due à la mauvaise gestion et l’opacité qui entourent ces projets ou simplement la résultante d’une impertinence des initiatives carbones? La question reste posée. Toutefois, depuis quelques années les marchés de crédits carbones font l’objet d’un débat qui remet en cause leur mécanisme de rémunération et leur efficacité dans la lutte contre le changement climatique. En 2020 par exemple, le prix de la tonne de carbone variait entre 1 et 4 euros, selon l’Agence Ecofin. Depuis lors, nombreux sont les experts africains qui appellent à une révision à la hausse de ce prix afin de valoriser les efforts de l’Afrique dans la séquestration du CO2 dont elle est pourtant faiblement émettrice (moins de 4% des émissions globales). Mais sont-ils entendus quand d’autres en Europe et aux États-Unis se prononcent pour un changement radicale de de paradigme?

Youssouf Sériba

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