Enquête/Migration Agadez: Le calvaire des femmes migrantes de retour d’Algérie

Afrique Niger Sécurité
Des migrantes et leurs enfants au quartier Toudou Az, ©Bsouleymane

Par Souleymane Brah

Entre le 5 septembre et le 8 Octobre 2020, l’Algérie a expulsé plus de 3400 migrants d’au moins 20 nationalités différentes vers le Niger, dont 430 enfants et 240 femmes. Cela porte le nombre estimatif à plus de 16 000 migrants expulsés en 2020, dont un peu plus de la moitié est composé de nigérien(ne)s. C’est ce qui ressort du rapport de l’ONG de défense des droits de l’homme, Human Rights Watch. Par ailleurs, le retour au bercail pour ces infortunés migrants s’effectuerait dans des conditions de maltraitance et de mépris, avec pour les femmes, les risques d’agressions sexuelles, de violences physiques et psychologiques, pouvant entraîner la mort, et dont les auteurs seraient des passeurs, des trafiquants en tout genre et parfois des Forces de défense et de sécurité. Pour rendre compte de cette triste réalité, notre reporter s’est rendu à Agadez, point de départ incontournable pour les migrants de la sous-région ouest-africaine ; et point de retour pour ceux dont le rêve se transforme en cauchemar. Enquête sur le calvaire des femmes migrantes de retour d’Algérie dans ladite ville. Agadez, ville cosmopolite et berceau de la migration Connue pour être la plaque tournante de la migration clandestine en Afrique de l’Ouest, la ville historique d’Agadez située à plus de 1000 km de la capitale Niamey, au Niger, accueille chaque jour des centaines de migrants, hommes et femmes, en partance ou en provenance de deux principaux pays arabes à savoir l’Algérie et la Lybie. L’adoption en 2015 par le gouvernement du Niger de la loi N0 2015- 036 du 26 mai 2015 qui réprime la migration irrégulière et le trafic illicite des migrants, et la signature d’un accord de rapatriement des migrants avec les autorités algériennes ont permis de réduire considérablement le business des passeurs et, par ricochet, les activités économiques de la région. De ce fait, la gestion des flux des rapatriés attire plus l’attention de l’État et de ses partenaires tels que l’organisation Internationale pour les Migrations (OIM) et le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), même si par ailleurs les passeurs ont créé de nouvelles routes de contournement.

En cette matinée de mardi 17 mars 2020, c’est au quartier Toudou, où se trouve la plupart des femmes migrantes nigériennes de retour d’Algérie, que mon enquête commence. Avec mon guide, un natif d’Agadez, nous marchons tranquillement dans cette aire où tout est précaire lorsque notre regard est attiré par un groupe de femmes avec des enfants qui semblent être les leurs. Elles sont casées dans des parcelles vides où sont construites des petites cases. Dans la cour, il y a au moins dix femmes, chacune avec un ou deux enfants. Après les salutations d’usage en langue locale (hausa), difficile de leur arracher un mot. Elles ne nous connaissent pas, du coup la prudence est de mise. La méfiance se lit sur leurs visages et regards éprouvés. Tous les moyens sont alors bons pour esquiver nos questions. « Monsieur, lance celle qui semble être la doyenne du groupe, nous allons sortir chercher du travail. Nous sommes des vulnérables, ce ne sont pas les gens que vous cherchez, les femmes avec les petits enfants qui préparent le voyage en Algérie ». Puis une autre s’exprime : « Nous sommes en exode avec nos enfants, pour trouver de quoi survivre. Personne ici n’a cette intention. Pour preuve, tu peux demander à nos voisines ». Soudain, Mariam murmure et dit à une autre : « tais-toi, pourquoi tu parles de l’intention de voyager ? et s’il est venu se renseigner sur nous pour que l’État vienne nous déguerpir et nous ramener chez nous ? ». Sans dire un mot, je prends dans mes bras une des petites filles qui est à côté de moi. « Yaya sunanki » autrement dit en hausa « Quelle est ton nom ? », lui demandé-je. Puis, j’explique calmement aux femmes que je ne suis pas là pour les espionner, encore moins profiter de leur situation mais que je suis un journaliste venu spécialement échanger avec elles sur leur parcours et expérience du voyage dans les pays arabes, dans le cadre d’une enquête journalistique. « Vos pays respectifs, l’Afrique et le monde ont besoin de connaitre votre vécu de femmes migrantes, ce que vous avez traversé en aller comme au retour dans le désert. Aujourd’hui vous êtes là en vie, mais d’autres ont perdu la vie au cours de ce voyage et n’ont plus la possibilité de raconter leur histoire », ai-je dit en les regardant droit dans les yeux et en m’asseyant à côté d’elles à même le sol, sur une natte de fortune. Puis un temps de silence, elles se regardent une à une, croisent les bras et la doyenne autorise les nommées Mariam et Amina à discuter avec moi. La confiance s’est établie. La trentaine d’âge, les deux jeunes dames se libèrent et libèrent la parole : « Pour vous dire la vérité, nous sommes toutes nigériennes et chacune d’entre nous à une expérience de ce voyage. En réalité, c’est une question de vie ou de mort. Personne n’a la certitude de survivre ou non. On prend les risques d’entreprendre le voyage. La première fois nous étions parties sans enfants et avons compris par la suite que les arabes ont plus pitié de celles qui ont des enfants ». Mariam ajoute : « presque sept ans après ma première expérience, j’étais retourné avec deux enfants. Malheureusement le voyage n’a pas duré longtemps. Ils nous ont rapatriées avec nos enfants ». A la question de savoir comment se prépare le voyage, elles croisent les bras et baissent la tête. « On vient à Agadez travailler ou mendier pendant des mois. Une fois l’argent nécessaire réuni, nous contactons les rabatteurs qui sont les partenaires des passeurs » disent-elles. « En 2013, raconte Mariam, c’était un peu relaxe. Nous avions pris la route Agadez-Arlit-Assamaka-Tamarasset sans grande difficulté. Nos passeurs se sont « entendus » au préalable avec les forces de défense et de sécurité. Mais une fois dans le désert, les conditions du voyage se sont avérées déplorables. C’est à tes risques et périls. Personne ne se soucie de toi ou de ton enfant. Ils fouillent, agressent et violent les femmes. Il n’y a pas que des nigériens, les voyageurs sont de plusieurs nationalités ». Et Amina de déplorer l’adoption de la loi qui criminalise les activités des passeurs et le contrôle au niveau des frontières, car depuis, les choses ont beaucoup changé, selon elle. « Pour notre dernier départ, c’était par groupes différents, certains passeurs prennent l’axe Agadez-Arlit-Inguizzam-Tamanrasset pour contourner la police, d’autres passent par Agadez, puis au puits de l’espoir où à partir d’Arlit on passe vers Tchintabaraden. Mais de toutes les façons, les passeurs sont les mêmes. L’essentiel du voyage se fait dans la nuit et ils sont les seuls maitres du terrain. C’est une question de vie ou de mort ». En plein désert, les chauffeurs coupent les moteurs des véhicules ; ils fouillent chaque passager et mettent de côté femmes surtout les jeunes filles. Ils les obligent à coucher avec eux. Sans pudeur.

En plein désert, les chauffeurs coupent les moteurs des véhicules ; ils fouillent chaque passager et mettent de côté les femmes surtout les jeunes filles. Ils les obligent à coucher avec eux. Sans pudeur.

Ces témoignages sont aussi confirmés par des migrantes étrangères que nous avons rencontrées grâce à une connaissance, après plusieurs rendez-vous. Elles nous ont reçus dans leur « Ghetto ». « Monsieur, j’espère que vous n’êtes pas là pour nous piéger. On a quitté le camp de l’OIM pour nous installer en ville. On se cherche comme les autres », confie une d’elles, répondant au nom de Christine Elle me déshabille presque du regard et poursuit : « Au cours de ce voyage, les femmes sont gravement violentées. Elles suivent des brimades et autres tortures. En plein désert, les chauffeurs coupent les moteurs des véhicules ; ils fouillent chaque passager et mettent de côté femmes surtout les jeunes filles. Ils les obligent à coucher avec eux. Sans pudeur. Les choses se passent au vu et au su de tout le monde. On ne parle pas de honte parce que vous n’avez pas les moyens de vous défendre », lâche-t-elle dans un soupir. Avec rage et sur un ton violent, sous forme de regret Sylvie confesse : « cette affaire de violation des droits des migrants est connue de tous. Il y a même des filles qui achètent des préservatifs pour se protéger. Ils te ciblent la nuit et puis viennent te chercher pour faire l’amour avec toi. Tu n’as aucun moyen de dire non ou de t’opposer à leur volonté. Je me souviens, un jour, en plein désert, le chauffeur a tourné dans le sable avant d’arrêter le véhicule. Ils nous ont demandé de sortir. C’est très choquant de voir qu’on viole une femme devant tout le monde ». Pire, disent-elles : « certaines contractent des grossesses, d’autres des maladies et des fois il y a des femmes qui accouchent. Tu regardes sans savoir quoi faire, tu es obligée de te donner car même les autres candidats à la migration se cherchent. Ils ne font pas la différence entre un homme et une femme ». Par ailleurs, toutes ces migrantes ont souligné que les passeurs ne les amènent pas jusqu’à destination. « Si par chance ils ne vous abandonnent pas en cours de voyage, c’est à quelques kilomètres de la première ville d’Algérie qu’on vous débarque », affirme Mariam. « Arrivés à In Guezam, la première ville algérienne, on a des contacts qui nous attendent. Chacun en fonction de sa communauté paye 1500 dinars (6000 FCFA, ndr) par mois pour le ghetto. Mais si tu ambitionnes d’aller à Tamanrasset, les frais de transport s’élèvent à 2000 dinars (8000 FCFA, ndr) et entre Tamanrasset et Oran, une autre grande ville, 15 000 dinars (60000 FCFA, ndr) », précise Christine. Les conditions de retour des migrants d’Algérie Toutes ces quatre migrantes interrogées ont confirmé avoir subi des épreuves douloureuses lors de leur retour. A partir de l’Algérie, le rapatriement se fait sans respect de la personne et de la dignité humaine. « Je partais au marché quand la police m’a prise de force. Sans me donner la chance de retourner dans mon ghetto, ils m’ont conduite à leur base. Je ne disposais de rien. Ils ont tout récupéré de moi », affirme Sylvie. « En Algérie, les arabes vous tabassent, ils vous torturent et vous maltraitent comme des animaux, vous n’avez aucune dignité. Ils ne respectent pas les droits de l’homme. Vous n’avez droit à rien… pratiquement à rien… ils vous dépossèdent de tous vos biens portables, argent. Chez eux, le migrant n’a droit à rien », rétorque Christine. Elle poursuit : « Déjà pour louer une maison, tu payes six mois d’avance. Moi, je vends la boisson clandestinement parce que si on te surprend, c’est au moins trois mois de prison.

« Dans les camions, on charge femmes enceintes, hommes et enfants, des malades sans distinction, comme des sardines. Aucun respect de la dignité humaine. Vous marchez pendant quatre (4) heures pour atteindre Assamaka, et beaucoup meurent avant d’arriver au point zéro ».

Ils n’agissent pas comme des humains, ils sont trop racistes et les patrons abusent régulièrement des travailleuses. Si tu réclames ton argent, ils t’envoient les policiers pour te prendre ». « Notre cas est un peu différent des autres nationalités, même si au cours de l’opération ils prennent tout le monde sans distinction de nationalité », précisent Mariam et Amina. « C’est au cours des rafles en série que nous avons été «prises ». La police chasse les migrants dans les rues, chez eux et sur leurs lieux de travail, en disant : ‘vous êtes du Niger non ?! On va vous ramener chez vous, vous allez quitter notre pays. Rentrez chez vous, pauvres gens que vous êtes !’ », déplorent-elles. Par la suite, ces migrant(e)s sont placé(e)s dans des centres de rétention et des camps pour un séjour de quelques jours ou semaines, avant d’être ramené(e)s au Niger. « On voyage en convoi dans le bus qui nous amène vers le sud, souvent à Tamanrasset, et cette ville se situe à 1900 km d’Alger. Le migrant n’a aucune possibilité de retourner. C’est une expulsion digne de son nom ». De Tamanrasset à Assamaka, le trajet fait des victimes. « Dans les camions, on charge femmes enceintes, hommes et enfants, des malades sans distinction, comme des sardines. Aucun respect de la dignité humaine. Vous marchez pendant quatre (4) heures pour atteindre Assamaka, et beaucoup meurent avant d’arriver au point zéro ». C’est à ce stade que l’équipe de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) aide les migrants. « De Assamaka à Arlit, jusqu’à Agadez tu ne payes rien, c’est l’OIM qui te prend en charge. Mais compte tenu des tracasseries dans le camp, des procédures à suivre, tu peux passer un à deux mois, beaucoup préfèrent payer leur transport », affirmennt elles. Passé cette étape, l’OIM organise le retour volontaire dans les pays respectifs des migrantes : « Moi je me suis retirée pour chercher un ghetto et m’installer à Agadez », reconnait une migrante. Elle ajoute : « s’agissant de la prise en charge des migrantes nigériennes, on ne bénéficie pas de grand-chose. Juste des couvertures, des draps, des nattes et autres ustensiles pour les petits besoins. L’accompagnement n’est pas à la hauteur ». Mais, disons-le, c’est une aubaine comparée à l’enfer algérien.

© Bsouleymane

Les tentatives de dissuasions restent vaines Entamer un voyage en plein désert, dans le cadre de la migration irrégulière, comporte de nombreuses conséquences, notamment le risque de perdre sa vie. Cette situation a amené certaines structures à sensibiliser les migrants, notamment sur les dangers de la route. Cependant, ces informations reçues en amont ne réussissent que très peu à dissuader les candidats à la migration. « Personnellement, je suis au courant qu’il y a des difficultés. J’ai choisi d’aller en Algérie pour tenter la chance de ma vie. J’ai envie de réussir comme mes amies qui ont voyagé jusqu’en Europe. Pourquoi pas moi étant donné qu’il y a du travail dans ces pays ? » dit Sylvie. « Mon mari m’a devancé, on a un projet commun qu’on doit réaliser. J’ai donc quitté le Cameroun pour le rejoindre via le Niger. Je suis psychologiquement préparée à endurer ces difficultés. L’essentiel pour moi, c’est d’arriver à destination, peu importe les conséquences », indique Christine.

« Après avoir traversé au moins quatre pays, souffert pendant deux années, j’ai appris beaucoup de la vie

La volonté farouche de retourner malgré les échecs Les difficultés liées à la migration irrégulière, notamment la violation des droits humains par des passeurs et des agents de sécurité, ne découragent pas les candidats à la migration. « Après avoir traversé au moins quatre pays, souffert pendant deux années, j’ai appris beaucoup de la vie. Il y a des choses, des chocs que tu ne peux pas oublier toute ta vie. Et après tant d’années de souffrances vécues, je préfère mourir à Agadez ou même me suicider que de rentrer dans mon pays d’origine sans rien », affirme Christine. « Pourvu que mon mari soit mieux qualifié pour travailler là-bas. Je pense qu’un jour on va repartir et ceci quel que soit le prix. Je dois rester à Agadez, m’intégrer pour gagner de l’argent et penser à repartir », rétorque Sylvie. Aujourd’hui plus que jamais, la crise migratoire est en enjeu majeur pour le Niger et ceci malgré les mesures prises dans le cadre de la mise en œuvre du fonds judiciaire avec l’Union européenne. D’une part, les passeurs ont créé de nouvelles routes migratoires, d’autre part l’Algérie poursuit l’opération de rapatriement. Malgré les risques de la traversée du désert, les candidats à la migration dont la plupart sont des jeunes ne renoncent pas à leur intention de voyager. Dans son bulletin mensuel du mois d’octobre, l’organisation international pour les migrations (OIM) a indiqué avoir aidé 103 435 individus entrant au Niger dont 469 migrants assistés à travers l’aide au retour volontaire et à la réintégration, 1471 nouveaux migrants assistés dans les centres et 1767 autres assistés à travers les opérations de sauvetage humanitaire. Au même moment, 112 132 personnes sont sorties du Niger. Cette grande enquête a été réalisée dans le cadre du projet « Autonomiser les jeunes en Afrique à travers les médias et la communication », mis œuvre par l’UNESCO dans huit pays de l’Afrique de l’Ouest et du Centre : le Cameroun, la Cote d’Ivoire, le Ghana, la Guinée-Conakry, le Mali, le Niger, le Nigeria et le Sénégal. Financé par le Ministère italien des Affaires Etrangères et de la Coopération Internationale (MAECI) et de l’Agence italienne pour la coopération au développement (AICS), il vise à donner aux jeunes garçons et filles les moyens de prendre des décisions éclairées sur les questions migratoires grâce à un meilleur accès à une information de qualité. En conséquence, le projet contribue à renforcer la capacité des professionnels des médias de la sous-région, notamment ivoiriens, à rendre compte de la migration tout en promouvant des normes et des bonnes pratiques en matière de droits de l’homme et des approches sexospécifiques et inclusives de la couverture de cette question dans les pays ciblés. L’enquête de Souleymane Brah est l’aboutissement d’un parcours de formation sur les techniques de journaliste d’investigation en lien avec la migration, qui a bénéficié à plus d’une centaine de journalistes, et d’un appui à son projet d’investigation. Son travail rentre par ailleurs dans le cadre du « Plan d’Action des Nations-Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité », mis en œuvre par l’UNESCO.